Démocratie et indépendance des pouvoirs

Nayla Chkaibane | 01/04/2020

Liban

Justice

La démocratie* implique l'égalité de tous devant la loi grâce à l'impartialité de la justice et la liberté du citoyen. C'est ce qu'on appelle l'État de droit. La séparation des trois pouvoirs, confirmée par la Constitution libanaise, est considérée comme l'une des conditions essentielles de l'existence de la démocratie.
Qu'en est il en réalité au Liban? Eléments de réponse avec le magistrat Chucri Sader**, ancien président du Conseil d'État.

Quels sont ces trois pouvoirs ?
Le pouvoir législatif (Parlement) qui adopte les lois, le pouvoir exécutif (gouvernement) qui fait appliquer les lois et le pouvoir judiciaire qui veille au respect des lois. Normalement, il devrait y avoir un équilibre entre les trois.
Ainsi, le Parlement peut renoncer à voter la confiance et faire sauter le gouvernement, le gouvernement peut dissoudre le Parlement... Le pouvoir judiciaire est chapeauté par le Conseil supérieur de la magistrature qui a un double rôle : il est consulté pour la nomination des juges, appelé à faire des propositions au chef de l'État et sert aussi de conseil de « discipline ». C'est l'organe constitutionnel garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire.
Malheureusement, au Liban, la réalité est tout autre. Le problème se situe au niveau des nominations puisque le pouvoir exécutif nomme huit des dix membres du Conseil supérieur de la magistrature. Seuls deux sont élus par leurs pairs (l'idéal serait qu'ils soient tous élus). C'est ce même conseil qui prépare les nominations et mutations des juges dans le pays. Mais elles doivent être acceptées par le gouvernement pour être effectives. Le ministre de la Justice a un droit de révision, le Premier ministre et le Président peuvent bloquer ces nominations. Résultat : les nominations se font selon les desiderata des politiques et non selon les compétences. De ce fait, le pouvoir judiciaire est un pouvoir « subordonné ».

Depuis quelque temps, la « crasse politique » ne veut pas d'un État de droit où gouvernants et gouvernés doivent obéir à la loi. Elle est restée sourde à 1,5 millions de manifestants !
Mais il est important de dire aussi que nous disposons des lois nécessaires et qu'il existe des juges indépendants qui refusent l'interférence des politiques.

Avant et après 1975

Le Liban pouvait s'enorgueillir d'avoir la meilleure magistrature au Moyen-Orient et une des meilleures au monde. Les juges étaient formés par les juges de tribunaux mixtes français et libanais. Un haut-commissaire qui demandait à un président de Chambre d'intervenir s'était vu répondre : « Ma cour rend des décisions, elle
ne rend pas de services ».
Depuis la guerre de 1975, on assiste à une dégradation des compétences des juges due, en partie, à une baisse de la qualité de l'enseignement dans les écoles et les universités doublée des départs des meilleurs élèves vers l'étranger. Or, au sortir de la guerre, après une longue période d'inaction ou de ralentissement du système judiciaire, les procès se sont accumulés jusqu'à l'étouffement du système. Pour combler le manque de juges, il a fallu recruter 30 à 40 juges par an parmi ceux disponibles, même s'ils n'avaient pas les compétences nécessaires. Entre 2013 et 2016, alors qu'il est à la tête du Conseil d'État, Chucri Sader s'attelle à inverser la tendance.
Pour lui, le recrutement et la formation doivent se faire de façon sérieuse. La première année, lors du concours d'entrée à la magistrature, 2 candidats sur 200 réussissent l'examen. Impossible de créer une promotion. Il attend l'année suivante et quatre autres parviennent à passer. Les six étudiants sont envoyés en France pour être formés. Leurs résultats, présence en cours, sont surveillés de près.
La troisième année, ils sont 10 à suivre cette formation exceptionnelle. Ces seize juges font aujourd'hui un travail formidable.

Restructuration de la magistrature
La magistrature a besoin d'un chantier gigantesque qui nécessiterait entre 7 et 10 ans. Tout doit repartir de zéro car la corruption et l'influence politique sévissent à tous les niveaux. Cette restructuration devrait commencer par la nomination d'excellents juges au sommet. Des hommes qui doivent impérativement obéir à trois critères : intégrité, compétence et courage.
Il faudrait réintégrer dans leurs postes les bons juges écartés, brimés par manque d'appartenance à un parti, récupérer ceux qui se sont affiliés à des partis pour ne pas être systématiquement dépassé par les pistonnés, et éliminer les corrompus irrécupérables (environ 10 %) qui ne devraient plus faire partie de la famille.

Enfin, tous les juges devraient suivre une formation continue, un apprentissage permanent.

Commencer par le haut mais aussi s'attaquer au nettoyage et à la réorganisation des ministères publics (avocats, substituts, cour...) qui doivent récupérer la confiance du peuple. Ceci dans toutes les régions.

Petite note positive : « Contrairement à beaucoup de domaines, depuis 30 ans, la sélection des juges ne s'est jamais basée sur l'appartenance religieuse ou sur le sexe. Environ 55 % sont des femmes qui atteignent les plus hauts postes ».

Pluralisme politique
L'accord de Taëf, signé le 22 octobre 1989 et destiné à mettre fin à la guerre civile, est présenté comme une réconciliation nationale. En réalité, il donne les pleins pouvoirs aux chefs des milices et leur offre le partage du gâteau sous la tutelle syrienne. À partir de là, l'intervention du politique dans la justice devient systématique et indécente. Avant guerre, 70 % des parlementaires étaient avocats. Ils ne sont plus que 5 % remplacés par les chefs de milices et leurs amis.
La démocratie implique que la vie politique soit organisée de façon à permettre l'expression de toutes les opinions. Or, la loi électorale taillée pour permettre l'élection de certaines personnes, est monstrueuse. Elle est loin du libre choix et de la représentabilité réelle du citoyen. Elle allie les inconvénients du scrutin proportionnel à ceux du système majoritaire.

Enrichissement illicite
Aujourd'hui, au Liban, il est pratiquement impossible d'intenter un procès pour corruption, tant la pratique est compliquée et onéreuse. Pour limiter les accusations, on impose au plaignant le paiement d'une caution de 100 millions de livres libanaise. Le demandeur a la charge de trouver les preuves. Si elles ne sont pas avérées, il risque la prison et le paiement de 200 millions de livres. Seule possibilité : réussir à prouver l'enrichissement illicite de certains serviteurs de l'État. La plus grande prouesse serait la levée de l'immunité parlementaire***, ce qui n'est pas près d'arriver vu que ce sont ces mêmes parlementaires qui légifèrent.

Espoir de changement
La nomination de Souheil Abboud, un juge pur et dur, à la présidence du Conseil supérieur de la magistrature, celle de Ghassan Oueidate au poste de procureur général de la République, l'élection de Melhem Khalaf à la tête de l'ordre des avocats et l'arrivée de Marie-Claude Najm comme ministre de la Justice sont de très bon augure pour la justice au Liban. Les deux ténors du haut de l'échelle forment un excellent tandem qui n'est pas prêt à des compromissions. Le conseil de discipline va probablement se mettre au travail. Et par leur volonté et leur travail, quelques personnes peuvent changer des institutions. Il faut y croire !

* La démocratie désigne un régime politique dans lequel tous les citoyens participent aux décisions politiques par le vote.
** Chucri Sader a été Procureur général du Mont-Liban (1996-1999), puis membre du Conseil supérieur de la magistrature et Chef du département de législation et des consultations au Ministère de la Justice (1999-2008), et enfin Président du Conseil d'État (depuis 2009-2017).
*** L'immunité protège le parlementaire de toute poursuite pour des actions accomplies dans l'exercice de son mandat.

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