Les pépites archéologiques du site de Nahr el-Kalb

Patricia ANTAKI-MASSON | 01/04/2020

Patrimoine

Liban

« Libanais, songez que, du haut de ce promontoire, plus de 30 siècles vous contemplent ». Voici, pour paraphraser Napoléon Bonaparte, l'émerveillement qu'inspire l'imposant site de Nahr el-Kalb, musée exceptionnel à ciel ouvert.

Au cœur d'un magnifique cadre naturel, surplombant l'embouchure du « fleuve du chien », le promontoire de
Nahr el-Kalb a depuis toujours représenté un obstacle naturel majeur sur la route côtière libanaise, jouant ainsi le rôle à la fois de frontière et de passage stratégique incontournable.
Ses massifs rocheux de calcaire ont, tour à tour, été occupés par des populations préhistoriques, taillés et aménagés pour en faciliter le passage, sculptés à la gloire de célèbres souverains des anciens empires
(égyptien, assyrien, néo-babylonien, romain et mamelouk) mais aussi en commémoration d'événements produits aux XIXe et XXe siècles, plus proches de nous.

Le site est donc une véritable mine archéologique qui retrace de nombreux épisodes de l'histoire du Liban. Aussi en 1937 la plupart de ses monuments furent classés sur la liste nationale des monuments historiques et, depuis 2005, le site est inscrit sur le registre de « la Mémoire du Monde » de l'Unesco.

Sa candidature à la liste du Patrimoine Mondial présentée depuis quelques mois risque cependant d'être compromise en raison de l'érection en cours d'un bâtiment projeté par un parti politique, sur le promontoire même, qui fait polémique.

Diverses occupations préhistoriques
Dès la Préhistoire, l'homme a trouvé refuge au pied du promontoire qui était alors boisé. Trois abris sous roche dont deux encore partiellement conservés, ont en effet accueilli des groupes humains à des périodes différentes, durant le Paléolithique moyen (100 000-70 000 ans BP (Before Present,
ou avant nous), le Chalcolitique (4e millénaire avant notre ère) et l'Âge du Bronze (3e millénaire avant notre ère). En témoignent les vestiges déterrés lors de fouilles de sauvetage occasionnées par le percement du chemin de fer en 1942 puis du tunnel en 1958. Ils consistent en des milliers d'outils en silex, des restes d'os d'hommes et d'animaux, des fragments d'ocre, des pierres incisées, des tessons de poterie, des sols et des foyers.
En outre, au Néolithique (12 000-5 000 avant notre ère) l'homme a aussi occupé le sommet du promontoire où il a implanté un atelier de taille de silex.

« Affiches politiques » des rois d'Égypte et de Mésopotamie
Le long du circuit s'égrènent plusieurs reliefs qui vantent les exploits de leurs commanditaires, jouant le rôle d'outils de propagande auprès des passants. Bien que certains soient devenus presque illisibles au fil des siècles, les anciennes descriptions et croquis réalisés par de nombreux orientalistes permettent parfois d'en reconstituer le contenu.
C'est le pharaon Ramsès II qui inaugure cette tradition en faisant ériger à la fin du XIIIe siècle avant notre ère, durant les années 4, 8 et 10 de son règne, trois reliefs à son effigie dont seuls deux subsistent, en rapport avec les opérations militaires qu'il conduisit contre les Hittites. On y voit le pharaon, coiffé de sa couronne, présentant ou sacrifiant ses ennemis à l'un de ses trois dieux, Amon-(Rê), Rê-Hor-akhty et Ptah. L'inscription hiéroglyphique qui accompagne l'une de ces scènes qualifie le souverain comme « Le dieu accom-
pli, le maître des Deux-Terres, le maître des couronnes ».

Les rois assyriens firent de même. Toutefois des cinq reliefs qu'on leur attribue et qui se dressent sur la voie, un seul reste lisible, celui qu'Assarhaddon fit graver en 671 avant notre ère afin de célébrer son entrée victo-
rieuse dans la ville égyptienne de Memphis, ainsi que le relate l'inscription en cunéiforme qui y est gravée. Le monarque, barbu, y est représenté vêtu d'une longue robe et coiffé d'une haute tiare, tenant un sceptre de la
main gauche et levant le bras droit dans une attitude d'adoration. Devant sa figure, on devine plusieurs symboles divins comme le disque solaire qui représente Shamash ou le croissant de lune qui symbolise Sîn.
En contrebas de l'extrémité nord du pont ottoman, seul relief de la rive droite du fleuve, comme pour défier ses ennemis, le renommé roi Nabuchodonosor II fit graver en 605-562 avant notre ère, dans sa quête d'immortalité, deux inscriptions, l'une en ancien babylonien et l'autre en néo-babylonien, faisant l'éloge des constructions qu'il avait entreprises et des devoirs religieux accomplis.

Travaux d'infrastructure romains
Les Romains entreprirent d'élargir la route qui longeait le promontoire comme le révèle une inscription latine de l'empereur Caracalla datant de 211-217. Celle-ci proclame que l'empereur « après avoir fait trancher
les montagnes qui surplombent le fleuve Lycus a élargi la route par les soins de la troisième légion Gauloise antonine ». Il semble que le nom de l'unité militaire ayant réalisé les travaux ait été martelé sans doute parce que celle-ci avait tenté d'usurper le pouvoir impérial.
A proximité, au bas du relief de Napoléon III, une marque laissée par les ouvriers, « CDIII » qui, en chiffres romains, équivaut à 403, indique vraisemblablement le nombre de pas aplanis par une équipe, peut-être cette même légion gauloise. Une autre opération d'élargissement de la route fut menée vers 382-383 par le gouverneur de Phénicie, Proclus. Une inscription en fait l'éloge de la sorte : « Il a, au milieu des plus escar-
pées des roches, rendu (le chemin) uni, afin que, suivant d'une manière continue une route plane, nous évitions la cime d'un détour malaisé ». À proximité, une autre inscription, également
grecque, fait état du « passage impraticable du défilé meurtrier ».
Plusieurs bornes milliaires, marquant les distances, étaient placées le long de la voie. Une seule, perdue aujourd'hui, nous est connue. Elle date de 333-335 et fut gravée sur une inscription plus ancienne. Il s'agissait d'un fragment de colonne en granit marquant le 221e mille à partir d'Antioche et portant une dédicace à l'empereur Constantin et à trois Césars. Elle témoignait peut-être d'une nouvelle réfection de la route.

Ponts et aqueduc d'époque ottomane

Plusieurs ponts permettent aujourd'hui de franchir le fleuve. L'autoroute actuelle remplace l'ancien chemin de fer de 1942. Le pont ottoman, à trois arches, édifié en 1901 en remplacement d'autres ponts de la même époque, est toujours opérationnel.
À une époque récente, on pouvait encore y lire deux inscriptions au nom du sultan Abdel Hamid II se faisant face, l'une en turc et l'autre en arabe. Un autre pont plus rustique, à trois arches aussi, se dresse en amont et daterait de l'époque ottomane. Remanié à plusieurs reprises, il remplace un pont médiéval ainsi que l'atteste
une belle inscription en grands caractères arabes, gravée à proximité. Celle-ci nous informe en effet que le pont qui enjambait alors le fleuve fut lui-même restauré sous le régne du sultan mamelouk Barqûq, entre 1384 et 1389, par ordre de l'émir Aytmish, commandant en chef des armées. Il s'agit d'un décret réglementant le passage du pont, probablement pour empêcher les droits de péage excessifs. Le contrevenant devait subir «la malédiction de Dieu, des anges et de l'ensemble des gens ».
À proximité, sur la rive nord, se dresse un majestueux aqueduc composé de dix-sept arches qui permettait d'acheminer l'eau de la source provenant de la grotte de Jeita jusqu'aux champs cultivés de la côte et bien plus tard, suite à diverses restaurations, jusqu'à Jounieh puis Beyrouth. Les structures qui le composent permettent de l'attribuer à l'époque ottomane où il est attesté dans les sources dès le XVIIIe siècle.

Des vestiges moins connus
Mis à part les stèles et inscriptions qui témoignent de notre histoire récente, le site recèle aussi d'autres types de vestiges comme des installations militaires érigées au sommet du promontoire par les Alliés en 1840 et deux cadrans solaires de facture moderne qui côtoient les reliefs les plus hauts placés.

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