2009/10 Les graffitis au Liban : une culture naissante

20/12/2010

Liban Société & Culture

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 À Beyrouth, les murs de la ville portent les stigmates de la guerre. Laissés à l’abandon, ils sont recouverts d’affiches de propagande, puis ornés de tags, de logos. Enquête sur cette culture de rue en plein développement.

Ils répondent aux noms d’Ashekman, R.E .K. crew, P+G crew, Ph@2, Mou3llem, Kabrit ou encore Kimewé (à Tripoli), ont entre 15 et 30 ans, et marquent les murs de la ville de leurs dessins colorés au gré de leur inspiration. Les plus âgés d’entre eux se sont timidement lancés dans les graffitis dans les années 90, mais le mouvement a réellement commencé à se développer dans les années 2000, pour connaître un nouvel essor après la guerre de juillet 2006 entre le Liban et Israël. « Après la guerre, nous n’avions rien à faire et plein de choses à dire », résume Saro, alias Oras, co-fondateur du P+G crew.

Mais le monde du graffiti est vaste, et entre le tag rapide d’un jeune homme qui déverse sa pensée sur un mur et le dessin travaillé d’un autre qui en fait une véritable œuvre d’art, il y a peu de choses en commun, si ce ne sont les murs de la ville.

« Depuis toujours, il y a des tags et des logos à caractère politique sur les murs de Beyrouth, raconte Joseph Brachya, éditeur d’un livre sur les graffitis à Beyrouth, mais il y avait peu de graffitis artistiques à proprement parler». Toutes les milices de la guerre ont en effet marqué leurs territoires avec les logos de leurs partis et leurs slogans, travaillés majoritairement au pochoir. «Mais à la différence des gangs américains qui conquéraient des territoires à coups de tags et graffitis, chaque milice libanaise s’est cantonnée à son territoire», explique Joseph Brachya. Les événements de mai 2008, qui ont vu des milices s’affronter au cœur même de Beyrouth, ont abouti à un accord ordonnant le retrait de tous les signes politiques visibles dans les rues de la capitale. D’autres formes de graffitis, plus artistiques, ont ainsi pu se développer dans la ville.

 

Le « free style » encore à ses débuts

« Malheureusement, nous avons peu de bons artistes au Liban, et rares sont ceux qui peuvent se passer des pochoirs et faire du «free style », à savoir de réels dessins à la bombe de peinture », déplore Tarek Chemaly, éditeur de deux livres électroniques sur les murs de Beyrouth. Les plus connus d’entre eux sont Ashekman, R.E.K crew et P+G crew.

Ashekman (http://www.ashekman.com/) est composé des deux frères jumeaux Omar et Mohammad Kabbani, qui se spécialisent dans les graffitis en arabe, avec des caractères koufis (anguleux et géométriques) et diwani (ornemental et étiré). « Nous travaillons en arabe parce que c’est notre culture», expliquent-ils. Connus pour leurs graffitis à caractère social et politique : «al share3 ilna», (la rue est à nous), ou encore «Ghaza fi qalbi», (Ghaza dans mon cœur), les deux frères ont fait de leur nom de scène, «qui signifie échappement en argot arabe », une marque, qui comprend un groupe de rap (commencé avant les graffitis), et une ligne de T-shirts.

R.E.K. (Red Eyes Kamikaze http://www.facebook.com/?ref=logo#!/group.php?gid=105554010415&v=info&ref=ts) a débuté sous l’impulsion de Sari, dit Fish, dès les années 90. C’est le groupe le plus important en nombre aujourd’hui ; il tourne autour d’une quinzaine de membres, dont le plus jeune à 15 ans. « Nous écrivons aussi bien en caractères latins qu’arabes », précise Fish. Beaucoup de graffitis réalisés par le groupe sont des caractères de dessins animés : Bugs Bunny, Popeye, the Simpson, etc. C’est dû en grande partie au jeune âge de la majorité du groupe. Certains de leurs graffitis à caractère plus social comme « Beirut ma bit mout »(Beyrouth ne meurt pas) ou « Beirut in hakat » (si Beyrouth parlait) ont été repris sur des sacs et des cartes postales.

P+G (pour Parko + Graffiti, http://thepgcrew.com/) a été créé en 2006 par Saro aka Oras et son ami Hagop. Le groupe évolue en fonction de la disponibilité de ses membres et de ceux qui y adhèrent. Aujourd’hui, l’entreprise tourne autour d’Oras et d’Horek, un jeune étudiant russe qui s’est installé au Liban il y a quelques années, et « qui m’a grandement influencé », affirme Oras. Horek, qui dessinait déjà des graffitis en Russie, lui a en effet ouvert de nouveaux horizons artistiques et techniques. Le groupe dessine surtout en caractères latins : « J’ai essayé l’arabe mais ça ne me correspond pas », précise Oras, qui affiche sa préférence pour les graffitis gais et colorés.

La rue peut paraître un lieu sans loi, mais il existe certaines règles que tous les taggueurs respectent, du moins pour les plus professionnels d’entre eux : pas de détérioration d’espaces privés, dessiner de préférence sur des murs laids, et surtout, surtout, pas de graffiti ou de tag sur les graffitis d’un autre. «La loi internationale des graffitis veut qu’on ne passe jamais sur le dessin d’un autre artiste, à moins de faire mieux », explique Michèle Paulikevitch, qui a organisé des ateliers de hip-hop, rap et graffitis. Et les artistes profitent de la relative indulgence de la police libanaise…

 

Des tagueurs professionnels ?

Marc Doumit, architecte d’un immeuble à Beyrouth, a embauché Oras pour dessiner des graffitis dans l’entrée principale et dans certains lofts. « Les dessins sont très grands, s’enthousiasme Oras, ça m’a décidé à prendre la représentation d’une marque de sprays professionnels. »

Est-ce que l’arrivée de matériel plus adapté et la demande pour du travail de qualité donneront un nouveau dynamisme à la culture des graffitis au Liban ? C’est tout à fait possible. D’autant que les signes encourageants se multiplient : l’art des graffitis commence à être enseigné dans les universités ; des ateliers sont organisés un peu partout ; des artistes internationaux viennent partager leur savoir et leur culture ; et la jeune génération, qui commence à prendre la relève, est plutôt douée, enthousiaste, et encline à voyager et à s’inspirer de ses expériences à l’étranger.

 

Extraits d’un article rédigé dans le cadre

du projet « Tahqiq Sahafi » (Babelmed)

avec le soutien de la fondation Anna Lindh.

 

Marie-José DAOUD

 

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