Ammo Youssef, cordonnier ambulant

Victoria Tabcharany | 27/03/2015

Patrimoine

Portrait

S'installant sur son tabouret le temps d'une rencontre, le vieux cordonnier consent à interrompre sa tournée pour raconter son métier.

«Je m'appelle Youssef la nuit et Edouar-el-douwwar le jour, commence-t-il en riant. Chaque semaine, je parcours à pied un village différent en quête de clients. »

Là-dessus, il égrène une longue liste de noms, depuis Baskinta jusqu'à Antélias en passant par Aintoura. Il connaît par cœur les ruelles qu'il arpente par tous les temps, le dos ployé sous le poids des ans et de son vieux matériel. Il transporte aussi son tabouret, utile quand une opportunité de travail se présente.

« J'ai 83 ans aujourd'hui, explique-t-il. J'ai débuté comme apprenti en 1941, à 9 ans. Mon maître me payait un quart de livre libanaise. À l'époque, c'était beaucoup. »

Il a un rire lent et caquetant qui ne semble jamais vouloir s'arrêter. La moindre question le fait rire. « Combien de clients j'ai par jour ? Deux ou trois en hiver. L'été est une meilleure saison pour le métier. De toute façon, je suis bien moins sollicité qu'autrefois. Les gens se chaussent dorénavant de nylon. Les affaires abîmées vont à la poubelle et on en achète d'autres. De plus, les gens se déplacent en auto, plus personne ne marche. On n'use plus ses souliers comme avant. »

74 ans de marche

« J'ai toujours été cordonnier ambulant. C'est rare que les gens aillent visiter une échoppe de cordonnerie. En revanche, je vais à eux et ils n'ont qu'à sortir sur le seuil de leur maison. Je commence souvent mes tournées à 7 heures du matin. J'ai conçu moi-même la forme de ma boîte à outils qu'un menuisier a construite. »

Il transporte une petite bouteille de plastique que les villageois remplissent régulièrement d'eau potable. Malgré son inséparable chapeau, il a le visage buriné par le soleil. Ses yeux rieurs disparaissent sous les rides. De temps en temps, il lance un long appel d'une voix traînante pour prévenir les villageois de sa présence. Que veut dire ce mot qu'il crie depuis trois quarts de siècle ?

« Lastik ? C'est un vieux terme pour désigner les cordonniers ou le raccommodage des chaussures. Les gens le connaissent comme ils me connaissent!»

Lastik veut dire pneu en turc, mais Ammo Youssef ne s'en doute même pas tandis qu'il poursuit : « Autrefois, je récupérais de vieux pneus. Avec mon maître, je les taillais pour en faire des semelles bien résistantes. »

Pas de retraite en vue

Le vieil homme, qui vit seul, se montre profondément étonné quand on lui demande si un tel travail ne l'épuise pas désormais. « Pas plus qu'à l'âge de 9 ans, répond-il. Il est vrai que j'ai vieilli, mais la marche m'aide beaucoup. Je prends l'air et je vois du monde...  J'ai des connaissances partout ! Je serais trop malheureux, si j'arrêtais de travailler, de rester à ne rien faire. »

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